Aimez vos ennemis

Au printemps dernier, j’ai eu la chance d’aller rendre visite à ma petite sœur, qui étudie à Chicago. Aux États-Unis, la guerre idéologique est très marquée, jusque sur les porches des maisons. Certaines façades arborent un immense drapeau israélien. D’autres habitations affichent des pancartes « Free Palestine ». Au détour d’une balade que je faisais seule, j’ai vu dans un petit jardin, quelque chose qui m’a profondément touchée. Deux petits drapeaux étaient plantés côte à côte, et du trottoir où je me tenais, ils semblaient s’entrelacer.
Un tableau rare, à l’heure où les divisions idéologiques (qui concernent des situations complexes, à des milliers de kilomètres de chez nous et dont nous cernons mal les enjeux) s’invitent, par on ne sait quel mystère, jusque dans nos familles et dans nos Églises, sous une forme peu nuancée.
Jacques Ellul, dans son livre Contre les violents, met en évidence à quel point l’Église a eu tendance, à toutes les époques, à importer les conflits idéologiques en son sein, en les faisant passer pour théologiques. Mais il ne faut pas s’y tromper. Les raisons de l’adhésion à l’un ou l’autre camp sont bien plus politiques que théologiques. Les justifications données sont comme un vernis dont on recouvre des opinions qui circulent déjà dans la société. On justifie d’un côté notre soutien par le souci du plus démuni, de l’opprimé (qui est biblique), et de l’autre, on s’appuie sur une théologie de l’alliance ou de la terre (qui est biblique aussi). Mais il s’agit d’une instrumentalisation des Écritures qui viennent en fait simplement alimenter des opinions déjà construites. Le texte biblique est censé nous interpeller, nous déplacer, nous corriger, tel un miroir (Jacques 1.23-25) et nous apprendre à aimer. Il n’est pas là pour venir alimenter nos divisions politiques. Il ne faut pas nous tromper de sujet et réfléchir de toute urgence au rôle de l’Église et la nature de ses prises de parole au cœur de la crise postmoderne mondiale que nous traversons.
Les philosophes du XXᵉ siècle ont bien saisi la particularité des fractures sociétales que nous expérimentons actuellement. Paul Ricœur, en évoquant le travail du sociologue et philosophe Karl Mannheim, résume cette situation avec ces quelques formules fortes : « Nous sommes pris dans un processus de suspicion réciproque […]. C’est comme si nous appartenions à un monde spirituel dont les systèmes de pensée seraient fondamentalement divergents. […] Ce n’est pas tant que nous ayons des intérêts divergents, mais surtout, nous n’appréhendons plus la réalité, à partir des mêmes présupposés. […] L’unité spirituelle du monde a été brisée. » (L’idéologie et l’utopie, 1997, p. 219).
Vous qui m'écoutez: aimez vos ennemis (Luc 6.27).
Il est intéressant de voir que ces penseurs parlent d’une crise spirituelle. Si les opinions que nous développons sont influencées par les idéologies ambiantes, la cause des fractures provient effectivement de cette unité fondamentale brisée. Beaucoup de théologiens ont cherché à justifier le caractère spirituel de cette crise par rapport au critère de vérité. Comme l’être humain ne reconnait plus Dieu comme vérité ultime, et commune, il est condamné à errer parmi des visions fragmentaires, subjectives, irréconciliables du monde et de la vie. Mais, en réaffirmant cette Vérité, certains développent dès lors l’impression qu’il existe un camp de la vérité. Et nous retombons ainsi dans les mêmes problèmes.
Il y a cependant une autre maladie spirituelle qui se révèle encore plus fortement à mes yeux et qui donne une piste, pour le travail de l’Église. Il s’agit d’un trouble de l’empathie. En choisissant notre camp de manière marquée, nous excluons souvent de notre accueil, de notre compassion, de notre cœur, à divers degrés, les souffrants de l’autre bord, dont la douleur est pourtant (de part et d’autre) absolument insoutenable. Or, en tant que chrétiens, nous avons un travail très difficile et un appel spécifique qui concernent justement, l’amour de l’ennemi.
Le théologien Fadiey Lovsky a travaillé toute sa vie sur cette racine de haine, de rejet, à l’encontre de l’autre dans la théologie chrétienne. Son travail l’amène à constater que le christianisme a très tôt fait du Juif son ennemi, et a développé un endurcissement (qu’il a tenté de justifier théologiquement) quant à la souffrance et aux persécutions à son encontre. Lovsky a écrit toute sa vie pour rectifier cette racine haineuse, et cela l’a amené à une réflexion profonde, sur la question de l’ennemi, qui qu’il soit : « Évoquant ses années de camp de concentration, Martin Niemöller avouait qu’il lui avait fallu un certain temps pour comprendre que "Dieu n'est pas l'ennemi de mes ennemis, il n'est même pas l'ennemi de Ses ennemis". Voilà ce que l'Évangile commandait aux chrétiens de témoigner, même en face des nazis. Pro-Palestiniens ou pro-Israéliens, nous n'avons pas le droit de laisser croire que les "Sionistes" ou les Arabes soient les ennemis de Dieu. Et s'ils sont, les uns ou les autres, les ennemis de nos options politiques, gardons notre sang-froid, mesurons nos actes et nos paroles : Dieu n'est sûrement pas l'ennemi de ceux que nous tenons, peut-être à tort d'ailleurs, pour nos ennemis. » (La déchirure de l’absence, 1971, p. 110).
Un enseignement difficile, chemin étroit à la suite du Prince de la paix, qui pourrait avoir une force prophétique, dans ce monde déchiré.