PAR : Luc Torrini
Pasteur, Église protestante évangélique de Wavre

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À Bible ouverte
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Vous est-il déjà arrivé de ressentir un malaise en entendant certaines paroles d’apparence religieuse, même chrétiennes ? Ou de vous retrouver face à des personnes qui glissent à vos yeux dans des formes de foi extrêmes, voire fanatiques ? Se pourrait-il que Dieu soit parfois pris en otage ?

« Dieu… Un mot dangereux » ! Ainsi l’aborde Shafique Keshavjee dans son livre intitulé Dieu à l’usage de mes fils. Quelqu’un qui parle de Dieu n’est pas forcément plus rassurant que quelqu’un qui n’en parle pas. C’est ce que me rappelle notamment l’histoire de Jephté et de sa fille, dans le livre des Juges. On y voit à quel point le récit biblique n’est pas à l’eau de rose. Ce n’est pas Disneyland. La réalité est complexe, et parfois particulièrement sordide. Il n’est pas toujours simple d’y discerner Dieu, mais sa parole est là pour nous aider dans ce sens, dans notre chemin de vie à la suite du Christ.

La tentation de l’idolâtrie

Pour bien comprendre l’étrange histoire de Jephté, il importe de la replacer dans le contexte. Juges 10.6-10, nous donne le cadre de son époque.

idole

Les Israélites ont abandonné Dieu pour se tourner vers les divinités païennes des peuples alentour. L’idolâtrie atteint un sommet : ce ne sont pas moins de sept dieux différents qui sont nommés. Et les conséquences de cet état de fait sont graves, puisque les Israélites se retrouvent à nouveau sous l’emprise des nations environnantes qui les maltraitent. Un peu comme si Dieu avait retiré sa protection et laissait faire !

Mais qu’est-ce qui peut bien pousser les Israélites à aller fricoter avec les divinités des peuples voisins ? Pourquoi la tentation d’abandonner le vrai Dieu, le Dieu de l’alliance, est-elle si grande ? Pourquoi tant de mises en garde contre l’idolâtrie dans l’Écriture ? Quel est l’enjeu ?

Disons en résumé que l’adoration du vrai Dieu nous humanise, accomplit notre humanité, la conduit vers la fécondité de l’amour, de la fraternité, de la joie, de la liberté ! L’idolâtrie, au contraire, déshumanise, obscurcit, fait régresser notre humanité vers la violence.

L’idole est une image, une représentation du divin, chose que la Loi de Moïse interdisait (Ex 20.4-5). Le risque que fait courir l’idole, c’est la projection sur Dieu de nos fantasmes ! L’être humain a des désirs et des peurs, et il est tenté de se constituer des dieux qui comblent simplement ses désirs de bonheur et de plénitude et le protègent de toutes ses peurs, dont notamment celle de la mort. L’idolâtrie est donc une réduction de Dieu à la mesure de nos propres besoins. C’est se construire une foi qui nous arrange. Dit autrement, c’est la tentation de l’immédiateté alors que Dieu nous invite à l’humble confiance.

L’idole n’est donc pas le Dieu de l’alliance qui est, lui, le « Tout Autre ». Face à l’idole, il n’y a pas de réelle altérité. Il n’y a personne pour nous faire sortir de notre spirale de désirs et de peurs. C’est important : le vrai Dieu, le Dieu de l’alliance, est le Dieu Autre. Il nous fait sortir de nous-mêmes pour nous conduire à prendre la mesure du fait que nous ne pouvons pas tout contrôler, ni tout avoir, encore moins tout savoir ou comprendre ! Face aux adversités de la vie, vivre est difficile et le restera. Cela est, admettons-le, difficile à accepter !

J’ai peur, je préfère être rassuré tout de suite…

Je suis en colère, je préfère me faire justice au plus vite…

homme puissant

Je suis triste, je préfère apaiser ma douleur dès que possible…

L’idolâtrie c’est cela : l’immédiateté. Dieu en boîte. Dieu en otage.

Et Jephté nous montre que les frontières entre l’adoration du vrai Dieu et l’idolâtrie ne sont pas toujours nettes.

Un drôle de bonhomme

Contrairement à ce qui se passe pour d’autres juges, ce n’est pas Dieu qui choisit Jephté directement. C’est le peuple qui se choisit un drôle de bonhomme à qui il propose de devenir son chef (Juges 11.1-11). Fils d’une prostituée, rejeté par ses frères, il n’a certainement pas beaucoup été aimé. Mais avec les vauriens qui se sont assemblés autour de lui, il sait ce que c’est que la guerre. C’est donc vers lui que se tournent les Israélites en quête d’un chef pour faire face aux Ammonites. Et Jephté accepte la proposition : « Si vous me faites revenir pour combattre les Ammonites et que l’Éternel me les livre, je serai votre chef ! » (Jg 11.9).

Avant de livrer bataille, Jephté semble tenter une conciliation avec le roi d’Ammon (v. 12-28). Mais la voie diplomatique tourne court. Derrière une apparente recherche de paix, Jephté en rajoute et jette probablement de l’huile sur le feu. Son pouvoir, il l’assiéra par une guerre, et une victoire.

L’Esprit de Dieu repose alors sur Jephté (v. 29). L’expression est typique du livre des Juges, lorsque Dieu pousse à l’action (cf. 3.10 ; 14.6, 19 ; 15.14). Malgré le caractère douteux du personnage, Dieu agit donc ici selon le choix du peuple qui a crié à lui pour être délivré. Jephté rassemble ses troupes et marche contre l’ennemi.

Mais c’est à ce moment-là qu’il adresse un vœu à l’Éternel : « Si tu livres les Ammonites entre mes mains, toute personne qui, à mon heureux retour de chez les Ammonites, sortira de chez moi pour venir à ma rencontre appartiendra à l’Éternel, et je l’offrirai en holocauste. » (Jg 11.30-31). Oups ! Silence gêné… Dieu demande-t-il ce genre de choses ? La Loi interdit radicalement le sacrifice d’être humain (Dt 18.10), mais c’est bien ce que Jephté envisage ici.

J’imagine la réponse de Dieu : « Mais je ne t’ai rien demandé ! » Qu’est-ce qui anime Jephté ? Une forme de surenchère dans la tentation de toute-puissance ? Un vœu si extrême pourrait passer pour une marque d’intense religiosité, de consécration supérieure. Manœuvre-t-il pour se donner encore plus de pouvoir ? L’Esprit de Dieu repose sur lui, et pourtant il s’aventure dans quelque chose qui ressemble étrangement à des pratiques idolâtres. Dieu en otage ! Dieu objet dans la boîte de Jephté ! Comme si l’on pouvait contenter Dieu par des choses qu’il interdit.

Je crois important d’y être attentif ! Notre foi chrétienne peut prendre des formes idolâtres. Nous pouvons utiliser les mots de la foi, Jésus, le Saint-Esprit, ou l’extraordinaire puissance de Dieu, tout en laissant surtout s’exprimer nos fantasmes, nos pensées très humaines. Ce faisant, nous tournons en ridicule la foi véritable, nous vidons de leur sens les mots que nous utilisons. Quels que soient leurs projets, même destructeurs, les êtres humains sont prompts à essayer de mettre Dieu, et les croyants, de leur côté. Et le pire n’est jamais loin !

« Tu n’utiliseras pas le nom de l’Éternel, ton Dieu, à la légère. » (Ex 20.7). On ne joue pas avec Dieu. Il est le Tout Autre. Il nous faut conserver humilité et crainte face à lui, face à ce qu’il nous dit. « Que ton nom soit sanctifié », nous invite à prier Jésus. Il y a là aussi la mise à distance de notre volonté de mettre le grappin sur Dieu. C’est son nom que nous voulons voir révélé, et non nos rêveries idolâtres. Autrement, le réveil pourrait être brutal.

La fille sans nom

Lorsque Jephté revient chez lui après sa victoire, c’est sa fille unique qui, la première, sort à sa rencontre (v. 34). On imagine alors la détresse du vainqueur. Pourtant, après un délai de deux mois demandé par sa fille, « il accomplit sur elle le vœu qu’il avait fait » (v. 39). On frémit !

jeune fille qui danse

Que faire avec ce texte ? Dieu ne semble pas intervenir ! Le narrateur ne nous aide pas beaucoup ! Les nombreux commentaires que j’ai lus à ce sujet sont tous perplexes.

Et si la lumière, dans ce sombre texte, venait de cette jeune fille sans nom ? Elle est heureuse de la victoire de son peuple. Dans une scène courante pour l’époque, elle vient, avec des chants et des danses, à la rencontre des vainqueurs. Était-elle au courant du vœu fait par son père ? En a-t-elle perçu le caractère idolâtre ? En tant que fille sans descendance, dans une époque qui attache beaucoup d’importance aux enfants, se serait-elle sacrifiée pour qu’un autre ne subisse pas ce sort ?

Dans l’expression de son malheur, Jephté reste centré sur lui-même, son abattement et son malheur, dont sa fille devient presque coupable : « Ah ! ma fille ! Tu me jettes dans l’abattement, tu fais partie de ceux qui me troublent ! J’ai fait un vœu à l’Éternel et je ne peux revenir en arrière. » (Jg 11.35). Elle, au contraire, manifeste un désintéressement saisissant : « Mon père, si tu as fait un vœu à l’Éternel, traite-moi conformément à tes paroles, maintenant que l’Éternel t’a vengé de tes ennemis, des Ammonites. » (v. 36).

Mais elle lui demande toutefois du temps : « Accorde-moi seulement ceci : laisse-moi partir pendant deux mois ! Je m’en irai, je me rendrai dans les montagnes et j’y pleurerai ma virginité avec mes compagnes. » (v. 37). Du temps. De l’espace pour réfléchir. Derrière le deuil que la fille de Jephté désire faire, ne serait-ce pas Dieu qui invite Jephté à réfléchir ? Le temps que sa fille lui demande est aussi un temps que Dieu lui donne. À l’immédiateté, à la mise en boîte, Dieu répond par l’inattendu, et le temps.

Quoi qu’il en soit, c’est bien la fille de Jephté qui apparaît comme la véritable héroïne du récit. Depuis lors, elle fut célébrée quatre jours par an en Israël (v. 40) ! C’est par le souvenir de sa fille que l’histoire de Jephté perdurera vraiment dans les mémoires ! Ne serait-elle pas même une figure du Christ, elle qui, peut-être, s’offre pour protéger les autres ?

La suite du récit dit en tout cas sobrement que Jephté, lui, n’a rien compris. Nulle repentance ne transparaît. La suite de la vie du juge n’est pas brillante, et tout finit après quelques courtes années : « Jephté fut juge en Israël pendant six ans. Puis Jephté le Galaadite mourut, et il fut enterré dans l’une des villes de Galaad. » (Jg 12.7).

Dieu ne rentre pas dans les boîtes

Ne prenons pas Dieu en otage ! Ne l’enfermons pas dans nos boîtes, dans nos ambitions, dans nos calculs, dans nos mécanismes de survie, même légitimes. Ne projetons pas sur lui nos rêves de toute-puissance. Il n’est pas un outil à notre service.

colis empaqueté

Dieu est le Tout Autre. Il n’est pas la projection de nos fantasmes, de nos besoins de certitudes, de nos besoins de sécurité. Nous ne pouvons pas marchander avec lui. Nous ne pouvons pas commander Dieu pour qu’il rentre dans les cases que nous avons prévues pour lui.

Le légalisme, le fondamentalisme, le triomphalisme, avec les cadres qu’ils sont tentés d’imposer à Dieu, peuvent aussi constituer des formes d’idolâtrie. L’idole promet la solution à toutes nos insécurités, Dieu nous invite à la confiance et à la marche sereine malgré les difficultés. Nous devons apprendre à attendre, à entrer dans son temps à lui, à sanctifier son nom.

Dieu veut nous entraîner dans une découverte de lui, de sa vie, bien plus grande que nos idées étroites. Si nous nous replions dans l’immédiateté de nos besoins, de nos horizons, de nos ambitions, il y aura toujours quelque chose avec le vrai Dieu qui nous insupportera et fera de l’idolâtrie une tentation permanente !

S’éloigner de cela est un réel travail pour chacun de nous. La fille de Jephté, dans le lâcher-prise extraordinaire dont elle témoigne, nous inspirera certainement bien mieux que son père empressé de faire un coup d’éclat pour assurer sa place. C’est en tout cas elle qu’Israël a choisi de commémorer. Et aujourd’hui encore se perpétue la mémoire de la fille sans nom…

Article paru dans :

avril 2022

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