Prier un Dieu souverain (1) Le sens de la prière

Lors de la Pastorale 2025, Thierry Huser a présenté un exposé intitulé « Prière et souveraineté de Dieu ». Cet exposé reprenait et amplifiait un chapitre de son livre(\). Le présent article, qui en est tiré, explicite ce que l’on entend par « souveraineté de Dieu » et tente de dire le sens de la prière à cette lumière. Un second article cet automne développera les incidences de la souveraineté de Dieu sur la pratique de la prière.
Dans quel état d’esprit nous approchons-nous de Dieu lorsque nous prions ? Jésus nous invite à cultiver la confiance en Dieu notre Père : il est présent dans le lieu secret (Mt 6.6), sa bienveillance nous est assurée (Lc 11.11-13). Mais Jésus nous rappelle aussi que notre Père « est aux cieux ». Le sens de sa grandeur doit nous saisir et se coupler avec la liberté de nous approcher de lui.
On célèbre volontiers la magnifique disponibilité de Dieu, toujours à notre écoute et attentif à tous nos besoins. Mais quelle place donner à sa souveraineté, au grand projet qu’il a fixé d’avance, à la connaissance parfaite qu’il a de toutes choses avant même que nous nous adressions à lui ? Comment l’intégrer, la respecter ? Quelle incidence a-t-elle sur la façon dont nous allons prier et sur notre vision même de la prière ? Nous nous proposons de suivre ces pistes brièvement.
La souveraineté de Dieu
L’expression « Dieu souverain » synthétise tout ce que nous pouvons mettre dans le titre de « Seigneur », lorsque nous l’employons en son sens plein. Le titre rappelle la prééminence de Dieu, qui, dans son être comme dans son action, est « au-dessus de tout » : des dieux (Ps 95.3), des peuples (Ps 99.2), de toute domination, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité (Ep 1.21) ; mais aussi, il est bon de le rappeler, « au-dessus de notre portée, de notre intelligence » (Ps 139.6). Il souligne son autorité légitime sur toutes choses : l’univers, les cieux, la terre sont à lui (Ps 24.1 ; 95.5) ; nous aussi, nous lui appartenons (Ps 100.3). Il rappelle la prééminence et la force de sa volonté : ses desseins sont le fruit de sa volonté, et subsistent toujours (Ps 33.11). Nul ne peut les obscurcir, les réduire à néant, ou prétendre instruire le Seigneur (Es 40.13-14). Il dit la maîtrise parfaite du Seigneur sur toute chose : rien ne lui échappe, rien ne lui résiste définitivement (2Ch 20.6) ; il n’est dépassé par rien (Ps 103.19) ; il conduit toutes choses à la réalisation de ses projets (Es 55.11).
Plusieurs qualités divines contribuent à la souveraineté de Dieu : sa toute-puissance, précieuse à rappeler dans la prière ; sa capacité à vouloir et à accomplir toutes choses selon sa volonté (Ep 1.11). Plus difficile à concevoir pour nous : son omniscience, sa capacité à tout voir, et même à tout connaître d’avance. Il faut ajouter, aussi, comme qualité de la souveraineté de Dieu, sa bonté, et ne jamais l’oublier : le projet de Dieu est un projet bienveillant (Ep 1.9) ! Sa réalisation en Christ nous le dit abondamment.
Bien des prières de la Bible intègrent la conscience de la souveraineté de Dieu. Les grands intercesseurs de l’Ancien Testament s’appuient sur elle lorsqu’ils prient pour le peuple d’Israël (Jr 32 ; Dn 9 ; Né 1) : Dieu est à la hauteur de ce qu’on lui apporte. La souveraineté et la grandeur de Dieu alimentent aussi la louange du peuple de Dieu : on chante, dans la confiance et la reconnaissance, le règne de Dieu sur toutes choses (Ps 103.19-23 ; 146.10). Le sens de la souveraineté de Dieu est l’un des fils conducteurs du « Notre Père » : il oriente nos motivations et nos demandes, il nous assure de la possibilité de leur exaucement.
Il existe tout un langage qui fait de la souveraineté de Dieu une réalité froide, distante, sévère et rigoriste. Elle serait ce qui fait barrage à notre liberté : dès que nous en prétendrions un peu trop, elle viendrait remettre les choses dans l’ordre. Elle serait le couperet par lequel Dieu dirait « Stop » à tout ce qui n’est pas de sa stricte initiative. Elle décrirait un Dieu qui décide de tout, et il n’y a qu’à s’y plier. Elle serait la posture d’un Dieu qui règne sur le monde, quoi qu’il arrive, apparemment sans états d’âme – en tout cas, on n’en parle jamais – l’important étant de dire qu’il règne. Pour la prière, une telle vision va plutôt nous couper les ailes que nous en donner.
Je suis allé lire Calvin sur la prière (Institution Chrétienne, III, xx), pour voir comment il parlait de la souveraineté de Dieu en relation avec la prière. Je m’attendais à une tonalité plutôt rigoriste. J’y ai découvert, au contraire, des expressions extrêmement bienfaisantes pour la foi. Qu’implique la souveraineté de Dieu, qui « est aux cieux » ? Elle doit « affermir en lui notre confiance, en tant qu’il nous signifie qu’il gouverne par sa providence le ciel et la terre » (III, xx, 40). Elle est affirmée « pour que nous invoquions Dieu en certitude de foi ». « Nous ne venons pas à lui en vain, vu que de son bon gré il a soin de ses créatures. » (III, xx,40). Il est le « rémunérateur de ceux qui le cherchent » (Hé 11.6). Il ne « met pas en oubli notre salut vu qu’il daigne bien étendre sa providence jusqu’à nous » (III, xx,40).
Calvin multiplie les citations bibliques qui nous invitent à avoir recours à Dieu « pour nous faire bien goûter de quelle humanité Dieu nous convie à lui » (III, xx, 14). Le nom de Dieu doit être sanctifié, car « partout où Dieu se manifeste, il est impossible que ses vertus ne viennent en avant : à savoir, puissance, bonté, sagesse, justice, miséricorde, vérité, qui nous ravissent en admiration et incitent à célébrer sa louange » (III, xx, 41). Certes, la sanctification du nom de Dieu implique qu’il « abatte et finalement détruise tout ce qui souille son nom » (III, xx, 42). Mais la doxologie finale du Notre Père nous assure « un ferme et tranquille repos pour notre foi […] : nous ne perdrons jamais notre confiance, puisqu’à notre Père ne peut être ôté le règne, la puissance et la gloire » (III, xx, 47).
On a ici une approche de la souveraineté de Dieu qui inclut toutes les qualités du Seigneur, et pas juste son autorité. Elle encourage à la foi, à la confiance, et au repos en Dieu. Elle valorise la bonté et le soin qu’a le Seigneur de ses créatures et de ses enfants. Elle a la consistance de sa majesté, mais ne s’oppose qu’au mal. Elle invite, par la prière, à trouver en Dieu « toute la plénitude de ses bénédictions et largesses, afin que de là, comme d’une fontaine très pleine, nous en puisions tous » (III, xx, 1).
Vaut-il encore la peine de prier ?
La prière, confrontée à la grandeur et à la souveraineté de Dieu, reste un mystère profond : Dieu, qui connaît toute chose, et possède la puissance d’accomplir toute chose selon son dessein, nous demande de prier, et nous affirme que notre prière a une efficacité pour la réalisation de ses projets. Comment rendre compte de cela ?
Une certaine vision de la souveraineté de Dieu peut totalement démobiliser de la prière : si Dieu décide tout, et fait tout, s’il déroule son plan comme une machine à musique tout écrite, à quoi bon prier ? À l’inverse, si notre prière ou notre absence de prière déterminent ultimement le cours des choses, comment parler encore de dessein de Dieu, ou d’un Dieu souverain ? Ces questions sont immenses, il nous faut rester humbles, tout en cherchant à réfléchir au mieux.
Pour entrer dans cette réflexion, il nous faut, d’abord, rappeler un socle incontournable, fondateur : Dieu veut et aime notre prière. Toute la Bible nous le dit. Dieu nous invite à la prière (Ps 50.15 ; Es 45.22 ; Ph 4.6). Il aime que nous nous adressions à lui (Ps 145.18 ; Rm 10.12). Il apprécie notre confiance en lui (Es 27.5 ; Na 1.7 ; Lc 1.45). Il aime nous voir mettre notre foi en action et nous le demande (Mt 8.10 ; Mc 2.5 ; 11.22 ; Hé 11). Nous avons ici le socle et l’encouragement de toute notre vie de prière. Comment intégrer cela dans l’affirmation que Dieu a son projet et qu’il opère toutes choses selon le conseil de sa volonté, par sa souveraineté riche de toutes ses qualités ?
Une première piste est de considérer que la prière est l’un des moyens que Dieu intègre dans ses projets. Dieu utilise souvent des causes secondes pour réaliser son œuvre. La prière en fait partie. Dans l’histoire de Joseph, le dessein de Dieu était d’amener Joseph à la tête de l’Égypte. Dieu a utilisé de nombreuses causes secondes pour ce faire : la haine de ses frères, les nomades amalécites, la rencontre de Joseph avec l’échanson du Pharaon en prison. Si Joseph a prié dans son puits et dans sa prison, ces prières font partie des causes qui ont amené l’enchainement des faits, au même titre que les autres interventions humaines.
Une deuxième piste est de penser que Dieu, dans sa souveraineté, fixe les objectifs, mais qu’il intègre en même temps les moyens qui réaliseront ces buts. Les deux sont intégrés ensemble. Notre prière fait donc partie, dès l’élaboration du plan de Dieu, des moyens qu’il fixe pour réaliser ses plans. C’est ce qui permet de s’y engager pleinement. Elle est le moyen fixé par Dieu ! Dans cette vision des choses, la prière est efficace parce que Dieu a fixé de passer par elle pour réaliser son plan. Elle est l’un des maillons de la chaine. Il n’y a donc pas d’opposition de principe entre « souveraineté de Dieu » et « efficacité de la prière ». Au contraire, la souveraineté de Dieu légitime et fonde l’efficacité de la prière. Il n’y a rien de mécanique là-dedans : Dieu choisit d’intégrer nos prières avec tout ce qui les porte et les motive. Dieu intègre nos prières et nos actions riches de la liberté de spontanéité qu’il nous a donnée.
Pourquoi Dieu veut-il que nous priions ? Pourquoi nous invite-t-il à lui demander d’accomplir ce qui est déjà son plan ? Pourquoi nous invite-t-il à lutter, avec nos faibles moyens, pour que son plan se réalise ? La clé n’est pas dans l’efficacité pure. Il sait, sans nous, ordonner, de telle sorte que la chose soit.
La clé est dans le partage. La prière est grâce. Elle indique que Dieu nous veut partenaires avec lui. La prière d’intercession d’Abraham le dit d’une belle manière. Tout commence par une parole de grâce et de partage du Seigneur : « Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire ? » Dieu veut Abraham partenaire dans son souci de justice, d’équité, dans sa volonté de faire grâce aussi loin que possible. L’efficacité de la prière est grâce, elle aussi : elle signifie que Dieu choisit de « suspendre » son action jusqu’au moment où nous la prenons à cœur, pour la lui demander. De telle sorte qu’elle soit, non seulement « sa » volonté, mais aussi la « nôtre ». Il y a des éléments de son plan que Dieu ne déclenchera que lorsqu’ils feront partie de « nos » projets. Cela dit, de manière admirable, un Dieu de partage.
Dans ce partenariat se joue plus qu’une question d’efficacité. C’est une relation qui est en cause. Nous prenons à cœur ce que Dieu a à cœur. Nous nous unissons, parfois, à plusieurs, pour cela. Dieu en a de la joie, et nous aussi. « Je cherche quelqu’un qui se tienne sur la brèche, devant moi, pour le pays, afin qu’il ne soit pas détruit. » (Ez 22.30). Cela ne veut pas dire que Dieu a besoin d’une armée de combattants, qui insistent tellement que le Seigneur ne pourra que leur donner ce qu’ils demandent. Non ! Dieu, le premier, a le souci de ne pas détruire son peuple : il voudrait tellement un partenaire de son souci, quelqu’un qui prenne à cœur ce qu’il a lui-même tellement à cœur. Dans cette même ligne, la prière en faveur des chrétiens persécutés n’a pas pour but de bousculer Dieu pour qu’enfin il agisse. La clé est différente : Dieu aime voir une partie de son corps s’unir pour l’autre partie, souffrante.
Et si je ne prie pas ?
Il reste une question redoutable : « Et si je ne prie pas ? » « Et si nous ne prions pas » ? Il faut d’abord dire, avec sérieux, combien c’est grave. C’est une désobéissance. Une négligence. Dieu veut nous donner tant de bienfaits dans la prière. Il désire que nous ayons recours à lui. Il veut se glorifier en nous donnant certaines choses en réponse à la prière, et non pas comme le fruit de notre action. Il attend que nous prenions à cœur ce qu’il a à cœur. Ne pas prier, c’est nous priver de bienfaits qu’on ne reçoit que dans la prière. Ne pas prier, c’est nous mettre en situation de faiblesse, et parfois d’inutilité pour le Seigneur. Nous privons Dieu de pouvoir nous utiliser comme il le voudrait. Nous sommes appelés à être « prêts à toute bonne œuvre » (2Tm 3.17) : la prière fait partie de ce qui nous y prépare. Nous serons appauvris, et l’œuvre de Dieu sera appauvrie, si nous ne prions pas. Il faut le dire, le ressentir, en avoir peur.
Mais une fois qu’on a dit cela, il faut encadrer cette affirmation. Car Dieu est plus grand que ces insuffisances et ce qu’elles entrainent. Mes manques peuvent entrainer de vraies pertes, pour moi, pour ce que je peux apporter, pour mon utilité. Elles peuvent conduire Dieu à se servir d’autres que moi (Est 4.14). Mais mes insuffisances n’arrêtent pas l’œuvre de Dieu pour autant, ni son projet. Il a d’autres ressources que moi. Il sait réparer, continuer son œuvre.
La Bible ne cesse de nous dire que le projet de Dieu s’accomplira envers et contre tout : contre toutes les forces du mal, contre tous les ennemis, malgré toutes les affirmations orgueilleuses de l’homme, les pouvoirs, les autorités. Ce n’est pas pour nous dire ensuite qu’il capitulera devant nos insuffisances, même si celles-ci le desservent et le trahissent.
Il nous faut garder la juste mesure. Si tout le projet de Dieu dépend de notre engagement dans la prière, ne sommes-nous pas en train de nous charger d’un poids qui n’appartient qu’à Dieu ? C’est un fardeau qui peut être très lourd, trop lourd : si, dans une situation donnée, le mal n’est pas vaincu, s’il n’y a pas de réveil, peu de conversions, si le résultat demandé n’est pas obtenu, c’est alors parce qu’on n’a pas prié avec assez de ferveur, ou de foi, ou de persévérance. On sait les ravages de ce genre d’explication lorsque l’on a promis la guérison, et qu’elle n’est pas au rendez-vous. Enfin, faire tout reposer sur la prière peut conduire à un questionnement sans fin, et destructeur. On pourrait dire à propos de toute chose qu’elle aurait pu être différente ou meilleure, s’il y avait eu plus de prière. Le poids de toute la réalité pourrait, finalement, retomber sur l’intercession du peuple de Dieu.
Prenons au sérieux l’importance de la prière et de l’intercession. Mais veillons aussi à bien en encadrer la portée. Nous ne portons pas tout le projet de Dieu. D’autres y sont engagés, chacun pour leur part. Le Seigneur « assure » la sienne. Il nous invite à prendre, fidèlement, la nôtre.
La souveraineté de Dieu nous rappelle à notre juste place, dans un équilibre bienfaisant où notre action est accueillie et intégrée par Dieu. Mais notre Père céleste reste celui « à qui appartiennent, aux siècles des siècles, le règne, la puissance et la gloire ».
(*) La prière : quel vis-à-vis avec Dieu ? (Farel, 2011, pp. 25-41)