Un pasteur à genoux

Très tôt après ma conversion, à l’âge de douze ans, la prière m’est apparue comme une activité à la fois attirante et inaccessible. J’ai grandi dans une église CAEF(1) où j’ai découvert les biographies de grands hommes de foi comme George Müller, William Carey ou Charles Spurgeon. Leur vie de prière suscitait l’admiration : elle incarnait un idéal élevé, souvent alimenté par des anecdotes impressionnantes et des réunions de prière pleines de réponses miraculeuses. J’étais ébahi par cet homme de prière, E.M. Bounds, qui priait si régulièrement à genoux dans son bureau que l’on avait retrouvé deux petites cavités dans le plancher laissées par ses genoux… de mon côté la seule chose qui s’use vite chez moi c’est la machine à café.
Ces témoignages m’ont souvent inspiré et encouragé, mais ils ont aussi contribué à faire de la prière un sommet que j’admirais de loin, sans vraiment tenter de le gravir. Au fil des années, la prière est devenue un idéal abstrait et trop élevé pour être atteint.
Pourtant, grâce aux congrès d’Opération Mobilisation(2), j’ai découvert des réunions de prière ferventes pour le monde et la mission. Participer à dix-huit ans à une soirée de prière animée par George Verwer, c’était comme vivre un chapitre du livre des Actes. J’étais enthousiaste pendant toute la durée du congrès, mais incapable de persévérer longtemps sur cette dynamique une fois de retour dans mon Église locale.
Au fil du temps, j’ai fini par appréhender tous les bénéfices d’une vie de prière, mais en théorie. Je connaissais de nombreuses anecdotes géniales pour une réunion de prière, des citations des grands hommes de prière, mais sans que cela n’influence véritablement ma pratique personnelle. Je tombais dans ce piège tellement commun qui consiste à « parler » de la prière plus qu’à prier.
À cela, s’ajoutait un sérieux penchant pour l’activisme. J’acceptais sans difficulté de nouvelles responsabilités, j’enchaînais les livres, les séminaires et les projets sans que ma vie de prière ne s’approfondisse en conséquence. Pourquoi une telle incohérence ? Éprouvez-vous ce sentiment, vous aussi ? D’où vient cette idée que nous pouvons faire toutes ces choses pour notre Seigneur et son Royaume sans réellement dépendre de ses ressources ?
En discutant avec d’autres frères et sœurs dans le ministère, j’ai réalisé que nous étions tous plus ou moins victimes consentantes du même syndrome :« croyants en la prière mais non pratiquants. »
Eugene Peterson met le doigt sur ce phénomène dans son livre Les trois angles de la croissance : « La plupart des pasteurs des siècles passés étaient convaincus que la prière était l’acte central et essentiel pour conserver la vraie raison d’être de leur ministère. Qu’est-ce qui a changé ? »
Une scène de l’Évangile m’a particulièrement interpellé : Marc 14, 27-42. Pierre et les apôtres viennent de célébrer la Pâque avec Jésus. Ils ont chanté les psaumes de la Pâque, ils sont perplexes à la suite de certaines paroles de Jésus, mais ils sont avec lui et sont confiants. En fait, ils n’ont aucun discernement sur ce qui se passe réellement, et même quand le Seigneur tente de les prévenir et les encourage à prier, le message ne passe pas. Pierre est persuadé que tout va bien et qu’il gère la pression. Les disciples entrent dans le jardin debout et confiant, ils en sortiront confus et en s’enfuyant.
Jésus, lui, entre dans le jardin triste et angoissé comme jamais. Chaque pas lui coûte. Il sortira pourtant debout, fortifié et prêt à obéir jusqu’au bout. D’où vient cette différence ? Jésus a prié dans le jardin. Les disciples ont dormi.
La capitulation
Cette tension a perduré jusqu’à l’été de mes quarante ans. Comme chaque année, je faisais mon bilan annuel à la montagne. Cette fois, le Seigneur, avec beaucoup de grâce, m’a mis face à mes incohérences.
Je venais de terminer mes cinq premières années à Pontault et nous allions entrer dans notre nouveau bâtiment. Ces cinq années écoulées avaient été intenses mais tellement réjouissantes. À vue humaine, tous les feux étaient au vert. J’étais rempli de reconnaissance.
Toutefois, une question persistante me troublait : à quoi bon réussir tous mes projets si je ne progresse pas vers cette ressemblance à mon Seigneur Jésus dans son caractère, sa douceur, sa patience ? Combien de temps crois-tu pouvoir continuer sans une vie de prière plus profonde ? J’ai réalisé que l’orgueil que produit nos capacités et nos dons est le plus grand obstacle à une vie de prière profonde !
L’apôtre Pierre était sûr de lui et plein de bonnes intentions, mais il dut apprendre que ce n’est pas ainsi que le ministère fonctionne. Durant cet été, le Seigneur m’a rappelé aussi des témoignages de serviteurs qui, à la fin de leur ministère, déclaraient : « Si c’était à refaire, je passerais plus de temps dans la prière. » Quelle honte pour moi de comprendre que je courrais en toute connaissance de cause vers la même conclusion. Cet été-là, le Seigneur m’a aidé à capituler pour mettre un terme à cette attitude. Je suis tombé à genoux littéralement et j’ai demandé au Seigneur pardon pour mon orgueil. J’ai imploré son aide pour que je cesse de « croire », en théorie, en l’importance de la prière, et qu’il fasse de moi véritablement un homme qui sache prier et aime prier.
Jésus, maître de la prière.
La réponse du Seigneur était pleine de grâce. Alors que je me demandais comment j’allais faire. Il m’a clairement indiqué sa méthode : « Regarde et apprends de mon Fils. » En effet, il n’y a pas de plus belle obéissance ni de meilleure école de prière que celles de notre Seigneur Jésus. Il nous faut méditer toutes ces affirmations telles que : « Je ne peux rien faire de mon propre chef, car je ne cherche pas à réaliser mes propres désirs, mais à faire la volonté de celui qui m’a envoyé. » (Jn 5.30). Ou encore : « Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; le Père demeure en moi et c’est lui qui accomplit ainsi ses propres œuvres. » (Jn 14.10).
Il en ressort clairement que notre Seigneur puise la force de mener sa mission à bien dans une communion profonde avec son Père. Sans minimiser la dimension divine de cette relation trinitaire, ne nous offre-t-il pas aussi un modèle pour nous qui aspirons à faire la volonté de notre Père ?
Tel un fil rouge, la prière imprègne toute la vie de Jésus. Lors de son baptême par Jean, « il priait » (Lc 3.21). Avant de choisir les Douze, il monta seul sur la montagne et « passa toute la nuit à prier » (Lc 6.12). Après la guérison d’un lépreux, Luc semble décrire une pratique régulière plutôt qu’un événement isolé lorsqu’il écrit que Jésus « se retirait dans des lieux déserts et priait » (Lc 5.16). Après une soirée épuisante où il avait « guéri de nombreux malades et chassé beaucoup de démons », Jésus se leva tôt le matin, « alors qu’il faisait encore très sombre, et il sortit pour aller dans un lieu désert, et là, il pria » (Mc 1.35). Après que les disciples eurent échoué à guérir un enfant malade, Jésus leur expliqua leur échec par ces paroles : « Ce genre de démon ne peut sortir que par la prière. » (Mc 9.29). Lorsque Jésus emmena Pierre, Jacques et Jean « sur la montagne pour prier », cela les amena à vivre la grande expérience de la transfiguration et Luc souligne que l’apparence du visage de Jésus changea « pendant qu’il priait » (Lc 9.28-29).
C’est juste après que Jésus avait « prié en un certain lieu » que les disciples lui demandèrent de leur enseigner à prier (Lc 11.1). Et il leur donna la célèbre prière du Notre Père. Jésus enseigna à s’approcher de Dieu de la manière la plus humble et intime qui soit, en invitant « à se retirer dans la pièce la plus retirée, à prier notre Père qui est là dans le lieu secret et qui voit et te le rendra » (Mt 6.6). Il leur donna des paraboles sur la « nécessité de toujours prier, sans se décourager » (Lc 18.1) sur le lien entre le pardon et la prière (Mc 11.25). Il les exhorta à supplier « le Seigneur de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson » (Mt 9.38), à prier avec une immense confiance et croire que ce qu’ils demandaient arriverait (Mc 11.23). Il leur apprit même à « prier pour ceux qui [les] persécutent » (Mt 5.44).
Tous ces enseignements étaient accompagnés d’une pratique constante, non seulement de la prière elle-même mais aussi de temps intenses de solitude. Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert pendant quarante jours (Mt 4.1). Après avoir appris la décapitation de son cher ami et cousin, Jean-Baptiste, Jésus « se retira dans un lieu désert, à l'écart » (Mt 14.13). Après l’incroyable miracle de la multiplication des pains pour cinq mille personnes, Jésus « monta sur la montagne, à l’écart, pour prier » (Mt 14.23). Quand la plus grande colère de Jésus éclata-t-elle ? Lorsqu’il vit comment les gens avaient transformé le temple – appelé à être « une maison de prière » – en une « caverne de brigands » (Mt 21.13).
Et comment ne pas conclure avec la prière la plus émouvante de toutes, celle du jardin de Gethsémané. Là, son agonie fut si profonde que « sa sueur devint comme des gouttes de sang ». Ses paroles déchirantes, « Que cette coupe s’éloigne de moi », s’achevèrent par une prière de soumission totale : « Toutefois, non pas ma volonté, mais que la tienne soit faite. » (Lc 22.42).
Ce rapide survol de la vie de prière de Jésus et de son intimité avec le Père n’éveille-t-il pas en nous un désir profond d’une expérience plus riche, plus profonde, plus complète de la présence divine ? Si oui, Jésus est clairement le Maître qu’il nous faut sur ce chemin.
Capituler devant Dieu pour devenir un pasteur qui prie signifie renoncer à cette idole du contrôle. J’ai dû reconnaître que pour devenir un homme de prière il fallait que j’accepte de me mettre à son école, de reprendre les fondamentaux et même de désapprendre ce que certains livres de leadership m’avaient enseigné.
La prière : dans l’agenda !
La deuxième vérité relative à la prière que je devais accepter était celle-ci : si je voulais changer ma vie de prière, cela devait se voir dans mon agenda.
Comme l’a exprimé avec humour un prédicateur : « Vous pouvez renverser sur vous une tasse d’eau toutes les minutes… pourtant, même après une heure, vous n’aurez jamais le sentiment d’avoir pris une douche ! » Il y a parfois des situations dont on ne peut sortir en douceur, par petites améliorations. C’était personnellement mon cas. La seule manière pour moi de véritablement changer était que cela se concrétise dans mon agenda, que je note avec la même clarté mes heures de prière, de marche de prière ou de jeûne que je notais mes rendez-vous, mes réunions, mes temps de travail sur la prédication. Je devais capituler et abandonner mon agenda au Seigneur si je voulais le suivre aussi sur ce chemin de la prière.
Un pasteur à genoux : la meilleure part
Je veux être honnête avec vous : ces dix dernières années, je suis souvent retombé dans mes travers. Cet apprentissage est long. Mais j’ai suffisamment de recul pour pouvoir affirmer sans hésiter que c’est la meilleure part. Il existe bien un secret spirituel à mettre la prière en priorité. Des trésors de ressources spirituelles inestimables nous attendent bel et bien. La remarque bienveillante de Jésus à Marthe en évoquant le choix de Marie pour « la meilleure part » prend tout son sens.
Jésus ne déclare pas à Marie qu’elle ne fera plus jamais rien, qu’elle ne servira plus mais que par son sens des priorités, elle a fait un choix sage qui est un cadeau pour elle-même et son entourage. C’est le merveilleux secret de notre Maître.
Le meilleur choix que nous puissions faire, la meilleure part que nous puissions saisir, c’est ce temps d’écoute et de prière, de communion avec notre Seigneur, nourri de sa Parole, de ces heures de prière étalées dans notre journée, seul ou en communauté, afin de développer une communion telle qu’elle ne s’interrompt jamais. « Prier sans cesse » n’est plus une belle expression pour idéaliste, mais devient une manière de vivre.
Au fil des années, grâce à plusieurs ressources, j’ai appris à pratiquer différentes formes de prière : intercession, examen, reconnaissance, confession, louange, silence, prières spontanées ou écrites, prier et jeûner. Sincèrement, plus je m’entraîne plus je découvre tout ce à côté de quoi je suis passé, notamment l’importance de la solitude et du silence attentif pour écouter Dieu. Dieu m’apprend à être attentif à ses murmures, à entendre sa voix quand je lis sa Parole. Le texte d’Esaïe 50.4-5 est devenu une expérience presque quotidienne !
Alors que je redoutais que le temps consacré à la prière me limite dans mes tâches, je constate qu’il me rend plus efficace, grâce à un plus grand recul, me donne de bien meilleures idées et renouvelle en moi paix et joie. Ces disciplines spirituelles me protègent de vouloir prendre le contrôle et font du « fardeau doux et léger » une réalité.
Les apôtres ont pris le temps de souligner que dans leur rôle, se trouvait celui de se consacrer à la prière (Ac 6.4). Je crois qu’il est l’heure de prendre exemple sur eux.
(1) Communautés et assemblées évangéliques de France,
(2) Mission évangélique internationale,