PAR : Lydia Lehmann
Pasteure

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« Il y avait un petit enfant dont la mère décéda. Il restait inconsolable et était profondément perturbé, en particulier la nuit. Il se rendait dans la chambre de son père et demandait à dormir à côté de lui. Il ne pouvait pas trouver de repos tant qu’il n’avait pas la certitude non seulement qu’il était avec son père mais aussi que le visage de son père était tourné vers lui. Dans le noir, il demandait : ‘‘Père, est-ce que tu es tourné de mon côté ?’’ Et quand il en était enfin certain, il pouvait s’endormir en paix(*). »

un père et son fils

« Que l’Éternel tourne son visage vers toi, et t’accorde la paix » (Nb 6.26). Le « visage de Dieu », voilà une notion mystérieuse ! Dieu est esprit mais cette image humaine qu’emploie la Bible à son sujet est très parlante. Avec Genèse 32.23-33, je vous propose de méditer l’histoire de quelqu’un qui a pu mystérieusement entrevoir ce visage de Dieu.

L’heure de vérité.

Il fait nuit. Il doit faire bien sombre dans l’âme de Jacob aussi. Après tant d’années en fuite, tant d’années à l’étranger, l’heure de vérité a sonné. Son frère vient à sa rencontre. Ésaü, devant qui il a battu en retraite, qu’il a trahi en se faisant passer pour lui afin d’obtenir, de la part de leur père Isaac, la bénédiction revenant au premier-né. Tout ce que Jacob sait, c’est que son frère vient au-devant de lui avec quatre-cents hommes (Gn 32.8). Il y a de quoi s’inquiéter. Quand Jacob s’est échappé de chez sa mère, de chez son père, il ne possédait rien. Là, c’est autre chose : il a deux femmes, deux épouses de second rang, onze enfants. Et beaucoup, beaucoup de richesses. Si Ésaü se présentait avec de mauvaises intentions, Jacob aurait beaucoup plus à perdre cette fois-ci.

Bien du temps a passé depuis que Jacob a pris les choses en main et que cela a mal tourné. Après toutes ces années de service, de servitude, chez son oncle Laban, après toutes ces années d’attente aussi, Jacob n’est plus tout à fait le même homme. Quand il apprend que son frère arrive avec quatre-cents hommes, il commence, certes, par agir – il sépare ses biens en deux parties, pour en sauver au moins une en cas de danger. Et c’est ensuite qu’il demande à Dieu de le protéger.

Après cela il fait encore ce qui est en son pouvoir : il prépare des présents et les envoie à son frère. Ce n’est pas une ruse, comme il a pu en pratiquer par le passé, mais une manière de tenter d’apaiser Ésaü.

Il décide ensuite de passer la nuit dans le camp (v. 22), certainement l’endroit qu’il vient d’appeler Mahanaïm et où des anges sont venus à sa rencontre (Gn 32.2). Cependant, Jacob n’est pas tranquille : « Il se leva la même nuit, prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants et passa le gué du Jabbok. » (v. 23).

Finalement Jacob a fait ce qu’il a pu. Il reste enfin seul, face à lui-même, essayant de trouver du calme et peut-être un peu de sommeil. C’est alors qu’il va faire une des rencontres les plus mystérieuses de toute la Bible. « Un homme lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore. » (v. 25). C’est cet homme qui prend l’initiative du combat et non Jacob qui n’aspire qu’à une seule chose : trouver la paix.

lutte

Un homme ? La suite du texte permet d’en douter. Quand cet homme voit qu’il ne l’emporte pas contre Jacob, il le touche ou le frappe à l’emboîture de la hanche. Un être qui n’arrive pas à battre Jacob mais parvient à déboîter sa hanche d’un seul coup ?

Osée 12.4 lève un peu le voile sur le mystère, en disant de Jacob : « Il lutta avec l’ange et sortit vainqueur il pleura et le supplia. » Un homme. Un ange. Dieu. Jacob lutte avec Dieu lui-même, peut-être en la personne de l’ange de l’Éternel, ce mystérieux personnage que l’on rencontre dans plusieurs récits de l’Ancien Testament. Toutefois, le combattant nocturne n’est pas nommé ici, nous ne pouvons donc qu’émettre des hypothèses.

Jacob n’a sans doute pas non plus de certitude mais il comprend bien que son assaillant n’a rien d’ordinaire. En effet, il implore désespérément sa bénédiction, dans les larmes nous précise le prophète Osée.

Le lutteur nocturne demande alors son nom à Jacob. Sa réponse sera comme une confession, une confession toute nue, sans protection. « Quel est ton nom ? » Dans la Bible, le nom est étroitement lié à l’identité. Le nom « Jacob » a la même racine que le verbe signifiant « tromper » ou « talonner ». Et Jacob capitule : Je m’appelle « Jacob ». Je m’appelle « Trompeur ».

L’heure de grâce.

Ce n’est qu’alors qu’il peut recevoir un nouveau nom, une nouvelle identité. C’est là qu’il s’ouvre à la grâce : en avouant ce qui a été comme un fil rouge dans sa vie : la supercherie, la tromperie. C’est en reconnaissant qu’il a laissé son identité se corrompre par la tricherie qu’une nouvelle vie peut commencer. Nous voilà parvenus au centre du récit, au cœur de ce combat engagé par Dieu à ce moment charnière de la vie de Jacob, la rencontre avec son frère qu’il a fui 20 ans auparavant. La boucle est bouclée. Là où la tricherie a commencé, la tricherie devra cesser. Oui, je suis Jacob et je me suis comporté ainsi. En toute simplicité.

Il aurait pu dire : Je sais que mon nom veut dire « trompeur » mais je n’y suis pour rien. Je ne suis pas responsable du nom que mes parents m’ont donné ! Je n’ai pas voulu me conformer à ce nom, mais c’est arrivé. C’est ma mère qui m’a initié à la tromperie, qui m’a poussé à frauder pour recevoir la bénédiction.

départ

Jacob sent que l’heure de l’authenticité a sonné. Vient un moment dans nos vies où les excuses ne tiennent plus, où l’on sent que, si l’on veut avancer, il faut lâcher tout cela et assumer sa responsabilité. Même si ceux qui nous ont transmis la vie ont commis des erreurs, parfois petites, parfois plus grandes et même graves pour certains d’entre nous, vient le jour où nous devons vivre notre vie, où nous devons décider ce que nous voulons faire de cet héritage heureux ou malheureux, souvent les deux. Et personne ne pourra franchir cette étape à notre place. Personne n’a pu faire ce pas, cette confession à la place de Jacob. Dieu sait que ses parents portent une part de responsabilité mais il sait aussi que Jacob en porte une autre.

« Tu ne t’appelleras plus Jacob mais Israël (il lutte avec Dieu), car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu as vaincu » (Gn 32.29). « Israël » : « Il lutte avec Dieu » ou « Dieu a lutté ». Ici, le texte va dans le premier sens mais Dieu luttera aussi pour Jacob. Il ne l’abandonnera pas. Moïse annoncera plus tard au peuple d’Israël fuyant devant l’armée du pharaon : « Le Seigneur combattra pour vous, et vous, tenez-vous tranquilles » (Ex 14.14). Et c’est aussi ce que Jacob doit tout de suite expérimenter : dans sa faiblesse, Dieu sera sa force. Il pourra à présent réellement se tenir tranquille, lui qui a cherché le repos toute la nuit.

Quelle est donc la signification de ce récit ? « Car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes et tu as été vainqueur. » Qu’est-ce à dire ? Par ce combat, par cette conversation, Dieu montre à Jacob qu’il a lutté non seulement contre des hommes – son frère, son père, son beau-père – mais aussi contre Dieu lui-même, en essayant de se débrouiller avec ses propres forces, en ne le laissant pas intervenir dans sa vie alors même qu’il le savait présent.

« Tu as été vainqueur. » Jacob a-t-il vraiment vaincu Dieu cette nuit-là ? Un autre sens est possible. C’est de sa propre nature que Jacob a été vainqueur parce que Dieu a travaillé en lui. Dieu a engagé le combat pour vaincre le trompeur et celui-ci y a gagné une nouvelle nature. C’est cela sa victoire, qui est plutôt celle du Dieu qui a provoqué l’affrontement et qui, pendant de longues années, a préparé le cœur de Jacob à ce changement.

Jacob est affranchi de son nom à la connotation ambigüe. Son identité sera désormais marquée par son expérience avec Dieu. Peu importe la traduction de ce nouveau nom, « Israël », Dieu s’y trouvera toujours (El : Dieu), comme dans la nouvelle vie de Jacob.

Nous aussi, nous menons des batailles. Et quand nous nous trouvons au cœur de la mêlée, nous ne pensons pas souvent à l’éventualité que ce soit Dieu lui-même qui lutte avec nous. Pour nous amener plus loin. Pour faire éclore quelque chose qu’il veut changer en nous. Garder cela en tête peut nous aider à changer de perspective sur ces combats. Il se peut aussi qu’il nous faille arriver au terme de l’assaut, comme cela a été le cas de Jacob, pour discerner pleinement qu’il s’agissait bien de Dieu.

L’heure de la vulnérabilité.

Quelle est la réaction de Jacob à cette révélation, à cette nouvelle identité qu’il reçoit ? Il veut connaître lui aussi le nom de cet homme mystérieux. Peut-être cherche-t-il la confirmation qu’il s’agit bien de Dieu. Il voudrait le comprendre, le cerner, mieux le connaître.

Pourtant, le visiteur ne cèdera pas. « Pourquoi demandes-tu mon nom ? » (Gen 32.30). Ne recommence pas à vouloir maîtriser. Ne recommence pas à vouloir dominer.

personne ayant mal au dos

Il y aura toujours quelque chose en Dieu qui nous échappera, qui restera insaisissable. Et heureusement ! Si nous connaissions tout de Dieu, il ne serait plus Dieu mais une image faussée que nous nous serions construite. Jacob doit apprendre à connaître Dieu au cœur de sa vie, dans son expérience, et non pas seulement par un nom.

Jusqu’à maintenant Jacob a toujours essayé d’accélérer les choses – une tentation que nous connaissons aussi. Dieu enseigne à Jacob, et à nous aussi, qu’il travaille avec le temps, qu’il peut vaincre, non pas par la domination, mais par la faiblesse, la vulnérabilité. C’est dans l’humiliation que Jacob reçoit cette bénédiction tant recherchée. Cet homme, qui avait usurpé la bénédiction du premier-né, reçoit maintenant une bénédiction pleine et entière.

« Jacob appela cet endroit Peniel, car, dit-il, "j'ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauvée". » (Gn 32.31). Peniel signifie « face de Dieu », visage de Dieu. Jacob a-t-il vraiment vu Dieu face à face ?

Dieu déclarera à Moïse qui désire tant voir sa gloire : « aucun être humain ne peut me voir de face et rester en vie » (Ex 33.20). C’est sans doute la raison pour laquelle le lutteur mystérieux doit partir quand l’aurore apparaît. Tant qu’il faisait nuit, Jacob ne pouvait pas clairement voir le visage de son adversaire. Cependant, Jacob a vu et expérimenté un aspect particulier de Dieu. Il a vu Dieu sous une forme humaine. Il y a dans ce texte un mystère qui subsiste. Il a vu le visage de Dieu, sans le voir pleinement.

« Le soleil se levait lorsqu'il passa Peniel. Il boitait de la hanche. » (v. 32). Il est probable que Jacob ait gardé sa blessure pour le restant de sa vie. Rappel de sa vulnérabilité. Rappel de sa dépendance à de Dieu nouvellement découverte. Rappel quotidien qu’il connaît une nouvelle vie, sans tromperie. Rappel de la nécessité d’attendre de recevoir de Dieu ce qu’il lui a promis au lieu de se l’accaparer en trichant.

enfant qui sourit

Transformés par le visage de Dieu.

Vulnérabilité. Un mot que, bien souvent, nous aimerions repousser loin de nous mais un mot étroitement lié à cette « victoire » de Jacob.

La vulnérabilité est une notion qui est de plus en plus relevée aujourd’hui. Le christianisme a beaucoup à dire là-dessus. En effet, au centre de notre foi se trouvent la vulnérabilité, la faiblesse, la croix de Jésus-Christ. Il est allé jusqu’à la plus extrême des vulnérabilités pour que nous puissions, comme Jacob, recevoir un nouveau nom, une nouvelle identité. Pour que nous puissions un jour voir le visage de Dieu tout en ayant la vie sauve.

« Le Fils reflète la splendeur de la gloire divine, il est l'expression même de ce que Dieu est, il soutient toutes choses par sa parole puissante. » (Hé 1.3). Dieu qui se laisse voir. Dieu qui se laisse toucher. Dieu qui se fait être humain. Cette vulnérabilité nous permet d’embrasser notre propre vulnérabilité, sans crainte, et de recevoir la force qui s’est pleinement manifestée quand Dieu a ressuscité Jésus d’entre les morts.

En Jésus, nous pouvons nous exposer à la vérité et à la grâce, en toute vulnérabilité, et être à notre tour transformés par le visage de Dieu tourné vers nous. Étonnant mystère de la présence de notre Père, son visage rayonnant d’une pleine acceptation.


(*) Dallas Willard, Entendre la voix de Dieu (Excelsis, Charols, 2012), pp. 243-244.

Article paru dans :

août 2021

Rubrique :
À Bible ouverte
Mots-clés :
Point de vue

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