PAR : Matthieu Sanders
Pasteur, Église baptiste de Paris-Centre

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À Bible ouverte
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En tant que pasteurs, nous pouvons entendre toutes sortes de choses à propos des Églises. Et nous constatons parfois que certaines communautés peinent particulièrement à sortir d’une succession de conflits et de crises, qui s’engendrent les uns les autres. Vu de loin, nous pourrions être tentés d’y voir des Églises « à problèmes ». Il serait pourtant bien imprudent de nous penser à l’abri de telles difficultés.

Femme affolée

Dans le genre « Église à problèmes », Corinthe est un exemple assez impressionnant. Divisions, inceste, fréquentation des prostituées, des temples païens, mépris des plus pauvres, et même une fausse doctrine qui parcourait l’Église : certains niaient la résurrection corporelle des croyants à la fin des temps.

L’apôtre Paul va répondre à ces problèmes les uns après les autres. Je vous propose de nous arrêter sur une autre situation spécifique qui le scandalise, en 1 Corinthiens 6.1-8 : des membres de l’Église se font des procès.

Changer notre vision de l’Église

Vu tout ce que nous venons de dire sur l’Église de Corinthe, certains pourraient estimer ces croyants irrémédiablement perdus. Pourtant, dans ses salutations au début de la lettre, Paul désigne ainsi ceux à qui il s’adresse : « L’Église de Dieu qui est à Corinthe, ceux qui ont été conduits à la sainteté par Jésus-Christ, appelés à être saints. » (1Co 1.2).

Groupe de personnes

En quelques mots, Paul résume admirablement la vocation chrétienne : conduits à la sainteté par Jésus-Christ, par son pardon accompli à la croix et, par conséquent, appelés à vivre en cohérence avec cet appel : « appelés à être saints ».

L’Église, pour l’apôtre Paul, n’a rien d’anecdotique. C’est le peuple que Dieu a rassemblé par Jésus-Christ. Un peuple d’hommes et de femmes pécheurs mais pardonnés. Un peuple dont la vocation est la plus haute qui soit : être saints, c’est-à-dire mis à part pour Dieu, pour le refléter.

C’est l’une des raisons pour lesquelles Paul est scandalisé par ce qui se passe à Corinthe. « Lorsque l’un d’entre vous a un litige avec un autre, comment ose-t-il demander justice devant les injustes, et non devant les saints ? Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? Et si c’est par vous que le monde doit être jugé, êtes-vous incapables de rendre des jugements de faible importance ? Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? Combien plus les affaires de la vie courante ! » (v. 1-3).

Sa première préoccupation, dans ces trois versets, est que les Corinthiens ont oublié, ou ignorent, ce que signifie faire partie du peuple de Dieu ! Paul n’entre pas dans les détails ici, mais la Bible nous dit par ailleurs qu’au jour où Dieu mettra un terme au monde présent et exercera le jugement, son peuple, le peuple qui aura bénéficié de la justice de Jésus-Christ, sera aux côtés du Seigneur. Couverts par sa justice, nous participerons avec lui à cet événement ultime où tous devront rendre des comptes.

D’autres textes indiquent que même ceux qui appartiennent à Christ devront rendre compte de leur vie, mais, en vertu du pardon obtenu par la foi en Jésus, le verdict sera certain : acquittés. Justes. Justes non pas de notre propre justice mais de la justice que Jésus nous donne : « Vous avez été lavés, vous avez été déclarés saints, […] vous avez été déclarés justes au nom du Seigneur Jésus. » (1Co 6.11).

Revêtus de cette justice, nous ne vivrons pas cet événement qu’on appelle couramment le jugement dernier du côté des coupables condamnés par la justice de Dieu, mais du côté de ceux qui ont été déclarés justes grâce à Jésus. La Bible va parfois encore plus loin et semble indiquer, un peu mystérieusement, que les rachetés participeront à ce jugement aux côtés du Seigneur.

Jésus l’annonce déjà à ses apôtres : « Je vous le dis en vérité, quand le Fils de l’homme, au renouvellement de toutes choses, sera assis sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous serez de même assis sur douze trônes et vous jugerez les douze tribus d’Israël. » (Mt 19.28).

Paul va encore plus loin ici en affirmant que tous les disciples de Jésus « jugeront le monde » et même « jugeront les anges », ce par quoi il faut sans doute entendre les anges déchus, ceux qui, dans une réalité invisible, se sont révoltés contre Dieu. Eux aussi feront face au jugement de Dieu.

Ces deux versets ne sont pas des plus simples, mais Paul veut souligner cette ironie : un jour, les chrétiens seront associés au Jugement dernier de Dieu, aux côtés de leur Sauveur et Seigneur Jésus-Christ, mais en attendant ils se font des procès et comparaissent devant des tribunaux romains pour régler leurs comptes… Impensable !

Cependant, il nous faut apporter deux précisions. D’abord, le vocabulaire et le raisonnement de ce texte nous montrent qu’il fait allusion, pour utiliser le langage d’aujourd’hui, à des d’affaires civiles plutôt que pénales.

Il évoque au v. 1 un « litige » ; des jugements « de faible importance » au v. 2 ; des « affaires de la vie courante » aux v. 3 et 4 ; et parle au v. 7 d’être « dépouillé ». Tout semble indiquer ici des affaires d’argent ou de patrimoine, pas des crimes. Paul n’est pas en train de prétendre qu’il ne faut pas se référer aux autorités lorsque des crimes sont commis, y compris dans l’Église : meurtre, agression, viol, etc.

Porte fermée

Paul mentionne dans sa lettre aux Romains le rôle des magistrats de son temps et il les décrit comme responsables de « punir celui qui fait le mal » (Rm 13.4). À ses yeux, ils sont « serviteurs de Dieu » pour faire respecter le bien et punir le mal.

Paul ne préconise donc pas ici de cacher les crimes aux autorités et d’essayer de les régler en Église. Il recommande aux chrétiens de régler leurs conflits en Église et non devant les tribunaux. Des chrétiens ont parfois utilisé ce texte de 1 Corinthiens 6 pour couvrir des crimes sous prétexte qu’il ne fallait jamais faire appel aux autorités. C’est inacceptable, et ce n’est pas le propos de Paul.

La seconde précision que j’apporterai est liée à la première. Quand Paul parle des « injustes » en référence aux tribunaux du monde païen ou quand il assure que l’Église « ne fait aucun cas » d’eux (v. 4), nous pourrions penser qu’il méprise tout système juridique non chrétien.

Cependant, nous venons de le voir, Paul a, en fait, une opinion relativement positive de la justice de son temps. Lui-même n’a pas hésité à y faire appel (par exemple Ac 25.10-12). Ce qui est impensable pour l’apôtre, c’est que les chrétiens se comportent comme si l’Église n’était rien, comme si Dieu était absent de leurs relations, au point qu’il faille recourir à la justice de ceux qui ne connaissent pas Dieu pour gérer ces relations.

Vivre ainsi revient à nier la réalité de l’Église, à mépriser l’Esprit de Dieu qui la conduit. C’est la réduire à un simple rassemblement de personnes, en perdant de vue ce qu’elle est aux yeux de Dieu : son peuple. Sa nouvelle humanité rachetée. L’Église, au sens du peuple de Jésus-Christ, est un avant-goût du monde à venir. C’est en quelque sorte une « ambassade » du Royaume de Dieu.

Ma famille et moi sommes binationaux, Français et Américains. Pour faire établir les passeports américains de nos trois enfants, nous sommes allés à chaque fois à l’ambassade des États-Unis à Paris. À chaque fois qu’on arrive à l’intérieur, je suis frappé. On a vraiment l’impression d’être aux États-Unis. Le mobilier est américain. Les toilettes ressemblent aux toilettes qu’on trouve aux États-Unis. La moquette est américaine. Nous sommes dans un petit bout d’Amérique en France.

L’analogie s’arrête là, mais l’Église ne peut pas se fondre dans le décor. Elle est l’ambassade d’une autre façon de vivre et de penser. L’Église est l’ambassade d’un monde à venir où tous seront réconciliés avec Dieu et réconciliés les uns avec les autres grâce à la vie nouvelle offerte par Jésus-Christ. Pour l’apôtre, ce qui se passe à Corinthe est donc une honte (v. 5).

Si nous n’allons pas – je l’espère – aussi loin que les Corinthiens, ce raisonnement de l’apôtre Paul doit nous faire réfléchir. Si nous vivons notre vie d’Église en ayant à l’esprit que celle-ci est une anticipation du monde à venir, est-ce que cela ne doit pas profondément changer nos attitudes ?

Comment pouvons-nous laisser perdurer des conflits de longue date, en refusant le pardon et la réconciliation, si nous croyons que nous serons ensemble aux côtés de Christ pour juger le monde ?

Comment peut-on venir à l’Église « en consommateur », sans jamais nous investir de quelque manière dans les relations avec les frères et sœurs, si nous croyons que nous sommes appelés à vivre l’éternité ensemble ?

Et enfin, comment pourrions-nous voir dans l’Église un lieu où chacun défend son droit, ses prérogatives, son honneur, si nous croyons que nous vivons tous, ensemble, pour le Seigneur ?

Changer notre vision de la justice

Ces premiers éléments sur l’Église servent en quelque sorte de préface à ce que Paul dira ensuite sur la question de nos « droits ».

Je me souviens d’un commentateur qui affirmait que le v. 7 de notre texte était l’un des plus radicaux, des plus stupéfiants de toute la Bible : « C’est déjà pour vous un échec complet que d’avoir des procès les uns avec les autres. Pourquoi ne supportez-vous pas plutôt une injustice ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? »

Comment Paul peut-il professer cela ? Il n’est pas le premier : « Si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta chemise, laisse-lui encore ton manteau ! » (Mt 5.40).

Comment peut-on soutenir de telles choses ? Uniquement lorsqu’on est convaincu d’avoir reçu quelque chose d’infiniment meilleur. C’est précisément ce que proclame Jésus peu avant cette parole, dans ses célèbres béatitudes : le bonheur est ailleurs ! Dieu a inversé la logique du monde. Là où les hommes rivalisent de puissance et d’influence, Jésus nous invite sur le chemin de la croix.

Son message ne consiste pas à nous pousser à souffrir ou subir l’injustice comme une fin en soi. Son message est que ces choses-là, aussi douloureuses soient-elles, valent la peine si elles sont vécues dans quelque chose de beaucoup plus fort et vrai.

Il y a quelques années, le grand violoniste Joshua Bell a joué dans le métro de New York, avec un stradivarius valant plusieurs millions de dollars. Des milliers de personnes sont passées sans s’arrêter. Sept l’ont écouté quelques instants. Une seule l’a reconnu.

Le but de l’expérience de Bell était de montrer à quel point, dans des contextes totalement différents, on ne perçoit pas les mêmes choses. Cependant, ce n’est pas cette conclusion que je retiendrai ici. C’est plutôt le fait que, pour un grand violoniste, ce pourrait être un drame de jouer pendant quarante-cinq minutes dans la plus totale indifférence, avec des gens qui passent sans s’arrêter. Pourtant, j’imagine que Joshua Bell n’a pas souffert de cette expérience. Pourquoi ? Parce qu’il savait très bien que cela ne constituait pas la réalité de sa vie et de sa carrière. Peu importe qu’on ne l’écoute pas pendant quarante-cinq minutes parce que, par ailleurs, il sait qui il est. Il sait que son art est aimé et écouté.

Si nous avons intégré que Dieu nous a donné quelque chose d’infiniment plus précieux que tout ce que le monde pourra nous donner, alors, nous ne serons pas attristés de la même manière lorsque nous subirons des déconvenues dans des domaines tellement moins importants.

Écoutez ce que Paul écrit aux Corinthiens au chapitre 3 : « tout vous appartient, […] le monde, la vie, la mort, le présent ou l’avenir. Tout est à vous, et vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu. » (1Co 3.21-23). Pardonnés, adoptés, promis à un avenir glorieux avec Dieu… Tout ce qui compte vraiment nous appartient en Jésus-Christ ! Et c’est pour cela que Paul demande à ces chrétiens qui vont au tribunal les uns contre les autres : « Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? »

Deux persones opposées

L’apôtre ne méprise pas pour autant la justice dans nos situations présentes. Notons que dans ce texte, au v. 5, il imagine la possibilité d’une intervention pour chercher une juste solution. Néanmoins, être chrétien, c’est changer de référentiel : non plus ce à quoi j’ai « droit », mais ce qui est bon aux yeux de Dieu.

Nous pourrions objecter que, dans l’Histoire, certaines revendications ont été décisives : le droit de vote des femmes, le mouvement contre l’apartheid, le mouvement des droits civiques, etc. C’est tout à fait vrai. Pourtant, je crois que nous pourrions dire que là où le monde non-chrétien réclame des droits, le chrétien est appelé à rechercher la justice aux yeux de Dieu.

Il est juste aux yeux de Dieu que les êtres humains soient traités avec dignité et respect, quels que soient leur sexe, leur origine ou même leur façon de vivre. Il est juste aux yeux de Dieu que des injustices soient dénoncées. D’ailleurs la Bible en parle très souvent, en particulier dans l’Ancien Testament.

Si, dans l’Église, nous nous divisons parce que chacun réclame ce qu’il estime lui être dû – que ce soit en argent, ou en honneur, ou en influence – alors la réponse de Paul est la suivante : « Pourquoi ne supportez-vous pas plutôt une injustice ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas dépouiller ? »

En effet, c’est une insulte à Dieu que de me retourner contre mon frère et ma sœur, pour qui Jésus est mort, et d’agir comme si nous n’étions pas unis par son sang. C’est pourquoi, Paul se désole au v. 7 : « C’est déjà pour vous un échec complet que d’avoir des procès les uns contre les autres. »

Il n’y a pas de procès en cours entre membres de l’Église dont je suis pasteur, à ma connaissance ! En revanche, je pense que nous sommes tous régulièrement tentés de voir en notre frère ou notre sœur simplement quelqu’un qui nous intéresse avant tout pour ce que nous pourrions obtenir de lui ou d’elle. Avec qui nous ferait-il plaisir de parler ? Qui pourrait nous apporter ce quelque chose que nous recherchons ?

Rappelons-nous ce qu’est l’Église : une ambassade du monde à venir. Rappelons-nous ce qui doit fonder notre manière de penser : « Christ crucifié ». Nous ne sommes pas là pour servir nos intérêts mais les siens, lui qui est notre Sauveur et Seigneur.

Croix

Or s’il est notre Sauveur et Seigneur, c’est parce que lui, précisément, s’est laissé dépouiller de ses droits. Il a accepté de subir la pire des injustices pour nous sauver, lui, le Fils de Dieu, qui méritait toute gloire et tout honneur. Il l’a fait pour accomplir la volonté de Dieu. Il savait que cette volonté était bonne. Et il savait aussi que, de l’autre côté du Calvaire, il y avait la vie et la victoire.

Et pour nous, la seule justice qui puisse définitivement nous satisfaire est celle-là : celle de la croix.

Article paru dans :

novembre 2022

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